Architectures particulières

Claire, quels étranges chemins il vous a fallu faire. Ces chemins sont allés des Beaux-Arts à la rencontre de personnes autistes, de la musique à la photographie, du Vietnam au Fresnoy – Studio national des arts contemporains. Vos œuvres en portent des traces explicites ou indirectes, tandis que vous inventiez pour vous- même méthodes et expériences, moyens et dispositifs : des livres, des vidéos, des maquettes, des enregistrements sonores, des films d’animation, des photos, des dessins – les vôtres et ceux des autres –, des installations mixtes, des enquêtes, des jeux. Certains artistes explorent les territoires de la peur, ou du désir, ou de la couleur, vous vous êtes trouvée explorant ceux du langage. Ce sont des territoires où ne manquent ni peur, ni désir, ni couleurs.

Une de vos œuvres, à la fois livre et vidéo, s’intitule Il faut voir comme on nous parle. La phrase semble elle-même issue du langage courant. Elle énonce le plus ambitieux des projets. « Projet », pas « programme » : rien de moins programmatique que votre manière de faire. Parcourir des chemins, ce n’est pas suivre un programme.
Une autre de vos œuvres, le film Voir la pulpe, trouve son titre dans une phrase de Fernand Deligny, le grand aventurier du geste qui accompagne et qui soigne, et qui avec son film Le Moindre Geste, justement, explorait les espaces d’intelligence de la folie avec les moyens de l’art, quand il en définissait l’enjeu : 
« L’homme, peut-être plus visible chez les anormaux, dont la raison fêlée laisserait voir la pulpe ». L’homme : l’animal qui parle. Le langage, celui de Céline, jeune femme autiste que vous avez accompagné durant plusieurs années, et dont Abécéline met en scène, par les mots et par les images, les architectures particulières grâce auxquelles une personne particulière essaie de fabriquer sa place parmi les autres.

Complètement différente, c’est aussi une architecture particulière qui commande le dictionnaire et suscite les rapprochements entre les mots que met en lumière Après la mort, la mortadelle. Et, ici comme là, ce sont des histoires, des histoires qui se construisent selon des règles à la fois aléatoires (pourquoi les Anglais font-ils tourner un doigt au-dessus de leur tête pour signifier « on s’en va » ?) et rigoureuses, rigoureuses jusqu’à la compulsion, l’obsession, des maniaqueries que l’on catalogue et combat chez ces psychotiques auxquels vous avez consacré beaucoup de temps et d’écoute, mais qui travaillent nos usages et nos modes d’échange et de partage.
Vous avez cheminé aux côtés des fous et des étrangers, et ce qui chez eux insistait et dissonait, vous l’entendiez comme des signes vers ce qui nous anime tous, vous le voyiez comme la scène mieux éclairée de nos intimités, de la vôtre aussi. Puisque vous êtes présente, à tant de titres, dans vos œuvres. Vous y dites
« je », et mettez ce « je » en jeu, permutations et inversions, mixage et montage, pour rendre sensible ce qui se joue, précisément, dans ces signes et ces mots que nous échangeons, ces chansons partagées, ces promenades communes et ces paroles des travaux et des jours.

Jean-Michel Frodon, critique cinéma.