Permutations et autres déplacements insolites

Les œuvres de Claire Glorieux peuvent être appréhendées comme autant de déplacements jouant sur différents registres mentaux et physiques. Ces mouvements, qu’il faut définir dans leur spécificité respective, elle les réalise avec l’aide de personnes ayant des fonctionnements et des activités en marge des normes sociales établies. Ces collaborations nous font découvrir des individus développant des compétences qui ne sont habituellement pas inscrites dans nos manières de faire usuelles. Toutefois, il ne s’agit pas pour l’artiste de définir des frontières à cette excentricité, pour mieux cloisonner le normal de l’anormal afin d’assurer nos acquis, mais au contraire de mettre en exergue ces mondes parallèles réels (comme dans Île son [2007] et Abécéline [2010]), fictifs (Fonduriz [2012]) ou poétiques (Tentatives de faire voler un cerf-volant [2012] et Simple aveu [2010]). Ces démarches visent à transformer, par des effets de retour, la perception de notre vie quotidienne. Au sein de ces processus de décentrement et de permutation, les médias utilisés par l’artiste sont des éléments constructifs de ces déplacements contextuels. Ces moyens de communication, œuvrant dans la construction d’environnements singuliers, sont donc des agents tripartites actifs au sein des relations entre sujets et objets investigués. Par conséquent, ils sont bien plus que des outils de captation mais des instruments travaillant dans la traduction d’un dialogue entre des parties. Pour ce faire, l’artiste convoque aussi bien la vidéo, la photographie, le langage oral, écrit et kinesthésique que les sons, comme autant de composantes de ces agencements relationnels.

Dans la vidéo Hors-champ (2012), réalisée lors de sa résidence à l’Espace culturel d’Amalgame de Villers-sur-Port, durant le printemps 2012, Claire Glorieux symbolise, non sans humour, le décadrage d’un point de vue, avec l’aide d’agriculteurs de la région. Les premiers plans de cette vidéo nous donnent à voir un paysage rural filmé en noir et blanc, avec une pellicule abîmée laissant apparaître l’usure du temps. Or, en regardant plus attentivement, nous comprenons que cet effet de vieillissement est un trucage dont la technique nous rappelle les filtres proposés par certains logiciels de montage informatique. Toutefois, après quelques instants, survient un zoom arrière qui ouvre notre champ de vision pour révéler quatre paysans en train de manipuler, devant l’objectif de la caméra, un dispositif technique permettant la réalisation du trucage altérant l’image. Il s’agit d’un système bricolé à l’aide d’un matériel venant aussi bien du domaine de l’agriculture que de celui de l’image en mouvement, et jouant avec la technologie numérique et analogique. Les gestes qui l’activent conjuguent, eux aussi, des pratiques venant des deux corps de métier : semer, scier, tamiser et cadrer, zoomer. Cette vidéo interroge le clivage idéologique de nos codes de représentation en faisant interagir deux univers différents : celui d’une artiste habitant à Paris et celui d’agriculteurs vivant en province. Par cette rencontre de pratiques culturelles, dans tous les sens du terme, l’asymétrie hiérarchique, entre la capitale comme centre et la campagne comme périphérie, est dissoute symboliquement pour être portée sur un même « plan » d’égalité. Ce dialogue entre la sphère de l’art et de l’agriculture est à nouveau investi dans le documentaire Fonduriz (2012). Avec la complicité des employés de la fonderie d’art Deroyaume de Villers-sur-Port, spécialisée pour l’occasion dans la fabrication de grains de riz en bronze, Claire Glorieux réalise un reportage à la manière d’une chaîne de télévision régionale. Le calembour du titre révèle le caractère de cette collaboration trouvant sa forme dans la porosité de la réalité et de la fiction. Dans ce contexte décalé, l’objet principal qui est façonné par l’entreprise fait écho aux activités agraires de la région. Par conséquent, cette nouvelle spécialisation de la fonderie l’a fait basculer dans un autre registre de production culturelle, par le biais de sa collaboration avec une artiste.

En 2011, Claire Glorieux s’est rendue à la Gomera. Sur cette île des Canaries, certains habitants utilisent un langage sifflé appelé « El Silbo » (le sifflement), pour communiquer entre les vallées. L’artiste est allée rencontrer des personnes de cette collectivité pratiquant ce sifflement singulier, afin de comprendre ses spécificités par l’intermédiaire de son apprentissage ; l’analyse de la construction des langages ayant une part importante dans la démarche de Glorieux. Cette expérience linguistique est relatée dans la vidéo Quiero hablar con los que estan lejos (2011), nous présentant un langage dont la finesse de ses modulations permet de s’exprimer dans une langue à la syntaxe complexe. L’un des protagonistes explique qu’il l’utilise pour dialoguer à distance, car il n’a toujours pas de connexion téléphonique. Cependant, malgré l’efficacité de ce moyen de communication archaïque, que le documentaire démontre, l’artiste souligne, au travers de moments pédagogiques, l’importance de pérenniser sa propre transmission, au risque qu’il disparaisse au profit de nouvelles technologies. Étant pratiqué par une minorité d’individus, il est mis en péril par des systèmes de communication et d’information rayonnant sur des réseaux à plus grande échelle et engendrant des apports financiers. Afin d’évoquer cette problématique, avec une certaine ironie, une personne effectue à un tiers, par sifflement, la lecture d’un journal dans lequel on annonce la colère de la municipalité de Valle Gran Rey n’ayant plus de couverture téléphonique, depuis plusieurs jours. Le dysfonctionnement d’un émetteur maintient dans l’isolement la zone basse de la localité, ce qui affecte son économie. Dans Quiero hablar con los que estan lejos, comme régulièrement dans son travail, Claire Glorieux met au centre de ses préoccupations des modes de vie minoritaires. Ces renversements de positions créent des passages qui nous permettent d’accéder à différents microcosmes constellant notre entourage et dont la richesse nous échappe. En se focalisant sur eux, l’artiste élabore des formes de décodage et de traduction qui révèlent la coexistence de ces univers ; nous faisant prendre conscience de leur importance au sein de la construction et de la transformation de notre propre environnement, sur un plan social et individuel.

 Steve Paterson, critique d’art et commissaire d’exposition.